Exciter les foules ?
En déclarant vouloir « emmerder les Français non vaccinés », Emmanuel Macron déploie un stratagème calculé : jouer sur le phénomène bien connu du bouc-émissaire. Dresser la société française contre un petit groupe apparait comme une manière de désigner le coupable de la crise actuelle et de s’assurer du soutien d’une majorité. Au-delà du caractère clairement irrévérencieux de cette formule, il est surtout inquiétant qu’un président de la République actionne le levier si dangereux et imprévisible de l’excitation des foules. C’est ce dont nous voulons parler dans cet article.
Les phénomènes de « foule 2.0 »
Quiconque a déjà supporté l’équipe de son cœur dans un stade en fusion — c’est le vibrant amateur de rugby qui parle ! —, ou s’est déjà retrouvé entouré de plus d’un million d’autres jeunes catholiques lors de JMJ, sait à quel point une foule peut faire expérimenter de puissants sentiments d’exaltation et de communion. Mais il apparaît aussi évident qu’une foule peut s’avérer dangereuse. Cette ambivalence se retrouve dans l’étymologie même de ce mot : le latin « fullare » signifie fouler, piétiner. Emporté par un élan incontrôlé et imprévisible, une foule peut devenir une force d’écrasement et de destruction.
Ce n’est pas parce que depuis près de deux ans les grands rassemblements ont fortement diminué que ces phénomènes de foule ont disparu. Bien au contraire. Mais ces derniers ont évolué. Les sociologues parlent aujourd’hui de « foule 2.0 ». La violence des foules ne se contente plus des cours de récré et des manifestations de rue, elle se déploie surtout sur internet : harcèlement en ligne, bashing et lynchage numérique. Le mouvement #MeToo a aussi mis en lumière le risque que la justice ne soit plus rendue au tribunal mais par la vindicte populaire sur internet : c’est la foule des internautes indignés qui se charge de désigner et de condamner elle-même les coupables, les privant ainsi de tout droit à la présomption d’innocence et à la défense.
Une violence décuplée sur internet
Cette évolution est inquiétante car son côté virtuel en a paradoxalement décuplé la violence. Pourquoi ? Parce qu’à la différence d’une foule physique, une foule numérique rassemble des individus quasi anonymes, qui interagissent sans devoir réellement assumer la responsabilité de leurs paroles et de leurs actes devant le regard des autres. Difficile de ne pas penser à la petite parabole de Platon dans laquelle le berger Gygès trouve un anneau magique qui rend invisible celui qui le porte. Le pâtre utilise alors cet anneau pour séduire la reine, assassiner le roi et s’emparer du trône. Trop facile ! Platon a bien compris que si l’on pouvait agir de façon invisible, sans avoir à assumer les conséquences de ses actes, on se laisserait facilement entrainer par nos pulsions de violence, sans frein.
C’est malheureusement souvent ce qui se passe sur internet où la violence des phénomènes de foule est exacerbée. Il ne s’agit pas de diaboliser les réseaux sociaux qui ont le mérite de créer une agora où tout un chacun peut s’exprimer publiquement. Pourtant, force est de constater que, dans un contexte de polémique, ils sont moins le lieu d’un débat constructif qu’une fosse aux hurlements sauvages.
En cette année de campagne présidentielle, il est préoccupant de voir que la communication politique se laisse aspirer dans le tumulte de ces mouvements de foule. On entend si peu de propositions construites qui cherchent à répondre aux immenses enjeux du moment. Le débat politique fonctionne aujourd’hui comme un champ de bataille : quand l’un met le feu aux poudres par une parole provocatrice, les autres, de tout bord, réagissent en meute à coups de hashtags et de tweets enflammés. Les acteurs politiques privilégient souvent la réaction agressive à la proposition constructive. Le débat public est devenu un lieu de vocifération et d’indignation collective. Ce brouhaha, amplifié par les réseaux sociaux et les innombrables réactions sans filtre des uns et des autres, est assez pathétique et ne construit rien de bon.
S’extraire de la foule pour oser une parole personnelle
Lorsqu’on regarde dans l’Évangile, on se rend compte que Jésus est très lucide sur les foules qui l’entourent. Il se défile face à la foule qui veut le faire roi, rêvant qu’il soit le libérateur politique espéré face à l’occupant romain. Il sait aussi combien une foule peut être versatile : les mêmes qui l’ont acclamé lors de son entrée à Jérusalem, le feront mettre à mort quelques jours plus tard…
Conscient de l’ambivalence des foules donc, Jésus entreprend de faire passer ses disciples de la religion des foules à la foi des disciples. On le voit particulièrement dans l’épisode de la profession de foi de Pierre, à Césarée de Philippe. Ce lieu, anciennement appelé Panyas, est loin d’être anodin puisqu’il fait référence au dieu Pan, dieu des foules qui sème l’hystérie et la panique. C’est précisément là que Jésus demande aux disciples : « Pour les foules, qui suis-je ? ». « Jean le Baptiste, Elie, Jérémie, l’un des prophètes », répondent-ils. Les foules ne parviennent pas à comprendre qui est vraiment Jésus. Ce dernier en vient alors à la question qui compte vraiment pour lui : « Et pour vous, qui suis-je ? ». C’est alors que Pierre risque cette réponse personnelle et audacieuse : « Tu es le Christ ». Jésus fait murir ses disciples en les libérant de l’emprise de la foule et en suscitant de leur part une parole personnelle et réfléchie.
Alors que, à l’image du dieu Pan, de nombreux joueurs de flûte cherchent à manipuler et exciter la foule, attachons-nous à rester lucides et réfléchis. Cela fera certes moins de bruit mais sera plus constructif pour le pays.