L’anonymat sur Internet est-il catho-compatible ?
Celui qui avance masqué est souvent un autre homme. Au téléphone, les enfants farceurs le réalisent très vite. Les plus grands le constatent en voiture ! Sur le bitume, dans l’anonymat confortable qu’offre l’habitacle de sa voiture, l’homme civilisé devient vite… un parfait goujat.
Osons le dire : l’anonymat défoule. Depuis toujours. Et les routes d’Internet n’ont pas échappé aux mêmes dérapages… Car les pseudos ont en effet fleuri sur la Toile, y compris dans la blogosphère catholique. Et derrière de nombreux surnoms transformés en autant de paravents commodes, des courageux anonymes qui se disent chrétiens catholiques, provoquent de vives empoignades. Les anathèmes pleuvent, les jugements et les attaques sont légion. Trop souvent, l’agora du Net devient foire d’empoigne.
En face, de vrais hommes et femmes qui avancent à visage découvert sont sommés de « dialoguer » et de répondre à de parfaits inconnus. Un historien en avait fait les frais il y a quelques années et s’en était ému à juste titre. « La pratique de l’anonymat, dans l’univers des forums et des blogs, est profondément lâche et perverse : elle permet de dire n’importe quoi sans aucun risque. C’est une négation de la responsabilité à laquelle tout honnête homme, et a fortiori tout chrétien, est appelé, devant ses mots et ses actes » [1].
« Lâcheté », « perversion », « responsabilité »… l’auteur ne mâche pas ses mots ! Il faut dire qu’il avait été quelque peu chahuté. Après lui, du laïc à l’évêque, d’autres ont subi les mêmes salves. Dans le monde des journalistes, on déplore l’injustice du Net. Dans les rédactions, les auteurs s’engagent, assument, signent leurs articles et peuvent même en répondre en justice, tandis que sur le Web « loulouteXY » ou « j@ckadi907 » colportent les rumeurs, insultent tranquillement et manquent à l’honnêteté.
Plusieurs questions méritent d’être posées. Certes, les exigences de la politesse et du respect s’imposent à tous. Mais même s’il ne déroge en rien aux règles des gentlemen, un honnête homme, qui plus est un chrétien, peut-il avancer masqué sur Internet ? L’anonymat numérique est-il évangélique ? Il y aurait-il une manière chrétienne de blogger, de laisser un commentaire sur un site, de dialoguer sur le web ?
« Celui qui fait la vérité, vient à la lumière » (Jean 3, 21)
Depuis la nuit des temps, l’homme se cache pour faire le mal. Pour fracturer la vitrine, le voyou met sa cagoule. Pour attaquer la diligence, le brigand met son foulard. Pour dénoncer son frère, rien de mieux qu’une lettre anonyme. Pas vu… pas pris ! Cela semble même inscrit dans le cœur de l’homme depuis les origines. « Adam où es-tu ? » demande le Seigneur dans le jardin d’Eden (Gn 3, 9). « J’ai eu peur, je me suis caché » répond l’homme fautif qui s’empresse de dénoncer la femme, qui désigne à son tour le serpent.
Toute rencontre et tout dialogue avec un inconnu commence par cette inévitable question : « Voulez-vous bien me rappeler votre nom ? ». Quand ce n’est pas un discret coup de coude au voisin pour lui demander : « Mais qui est-ce ? ». Ne parle pas aux inconnus, disait ma mère ! De fait, comment entrer en relation avec quelqu’un que je ne connais pas ? Comment débattre avec lui si je ne lui dis pas qui je suis ?
Mon nom, je ne l’ai pas choisi, je l’ai reçu. Il n’est pas à moi, c’est moi. Il me définit, m’introduit, me permet d’entrer en relation et de traiter d’égal à égal. Dans les Evangiles, Jésus lui-même n’a de cesse de se dévoiler davantage, d’avancer à visage découvert et de faire la lumière. Les épîtres de Paul sont remplies d’appels à devenir des hommes de lumière, à « vivre en enfants de lumière » (Ep 5, 8). Bien plus qu’un simple appel à l’honnêteté, c’est une exigence de vérité qui nous est demandée. Exigence qui peut directement conduire au martyre.
En face, Satan, prince des ténèbres, diviseur et père du mensonge avance toujours dissimulé. Les exorcistes le savent : pour chasser un démon, la première étape est de connaître son nom. Disciple d’une religion de la Rencontre et de l’Incarnation, le chrétien est un homme de lumière. A ce titre, il ne devrait employer que des armes de lumière.
Bas les masques ?
Alors, finis les pseudos ? Oui sans hésiter. Bienvenue aux martyrs ! Le sang ne coulera peut-être pas, mais il nous faut certainement accepter de « rendre compte de l’Espérance qui est en nous » (1 Pierre 3, 15). L’Eglise a besoin d’hommes et de femmes désireux d’assumer leur foi résolument et sans complexe : il nous faut d’autres Baudouin de Belgique, des Thomas More, des Jérôme Lejeune. Et tant d’autres encore !
Simples martyrs ou… purs kamikazes ? Beaucoup d’entre nous doivent légitimement être prudents. J’aimerais cependant que l’on convienne au moins d’une chose : nous ne sommes ni à Bagdad, ni au Nigéria, ni au Pakistan. Et nos frères chrétiens persécutés seraient à même de nous rire au nez s’ils découvraient nos « angoisses ». Chez eux, les églises brûlent et les grenades explosent.
On peut toutefois comprendre, qu’en France, pendant une durée plus ou moins limitée, un « outing chrétien » dans un environnement professionnel ou social hostile puisse menacer gravement emploi, carrière et réputation. Cela existe et pas seulement dans la fonction publique ! Une autre situation pourrait peut-être légitimer une telle pratique : celle du respect de ma vie familiale. Mes enfants, ma femme ou mon mari, mon voisinage, n’ont pas à pâtir de mes engagements personnels. Mais je conteste pour autant, et l’ensemble du Magistère avec moi, que la Foi soit cantonnée à une sphère privée et intime.
Mais je me souviendrai que dans ces situations où j’avance masqué, je ne devrai en aucun cas me permettre de polémiquer. Parce que j’ai retiré de mon argument la part d’autorité naturelle que me procurent mon statut, mon histoire, ma culture ou mon nom… autant d’éléments que je refuse de communiquer. Du coup, je biaise le débat. Je ne le refuse pas, certes, mais je le fausse !
C’est d’ailleurs le problème de ces discussions sans fin sur les forums où, pseudos aidant, tout est nivelé. Faute de savoir qui discute (un professeur d’université, un collégien, une chanteuse de cabaret ou un ingénieur …), une grande partie de ce qui fait la richesse et la valeur des rapports humains est absente.
« Celui qui rougira de moi devant les hommes, je rougirai de lui devant mon Père » (Mt 10, 32 ; Lc 9, 26 et 12, 8). Pour ce discernement éminemment personnel, chacun devra donc assumer la responsabilité d’un choix prudentiel, en conscience devant Dieu. Et pourquoi pas en ayant la simplicité de solliciter le conseil d’un tiers ? Car le chrétien ne peut pas être cloisonné : catho avec ses amis cathos, pro avec ses collègues pro, etc. Je conçois la réelle difficulté de vivre, non sous le boisseau, mais en pleine lumière partout et toujours. Mais on ne peut être un chrétien à tiroirs. La foi irradie tout notre être : si je suis bloggeur, je suis un bloggeur catho parce qu’Internet fait partie de mon environnement, de mon monde et de mon époque.
Pseudonyme et anonyme ne sont pas synonymes
La difficulté est que le continent numérique reste un monde virtuel. Cela ne veut certainement pas dire irréel, infra-humain et donc infra-moral. A ce titre, tout n’est pas permis.
Si j’ai fait le choix d’un pseudo, je reste quelqu’un de bien réel. D’une certaine façon, je ne peux m’en tenir qu’au strict minimum : parler de moi, commenter une actu ou un fait sans aller plus loin. Car outre ce qui a déjà été dit, je cours le risque de glisser sur une pente fatale : devenir un anonyme, avec le « a » privatif, c’est-à-dire au sens littéral un « privé de nom », un « sans-nom »… voire même un sans-être puisque mon nom c’est moi. Je me nie toute existence réelle, je suis « un autre » et en fait personne. Je me retire toute puissance d’être. Tout simplement parce que je ne m’expose pas en pleine lumière.
Cela peut se traduire en une somme de questions. Est-ce que je considère mes propos tenus sur le Net comme m’engageant personnellement, c’est-à-dire autant que ceux tenus de vive voix dans la « vraie » vie ? Il existe de vraies schizophrénies numériques. Et si j’ai fait le choix d’un pseudo, suis-je au clair – en conscience – avec le motif de ce choix ? Est-ce par prudence ou par honte, par orgueil ou par peur ? Pour ne pas avoir à être sincère, à réfléchir et à argumenter ? Par simple confort ?
Le tout sans oublier deux choses.
La première c’est que l’écrit est toujours plus subjectivement violent que l’oral. On n’y met ni intonations, ni expressions de visages, ni silences, ni gestes. Je dois y veiller. La vraie discussion, le vrai dialogue (dia-logos / échange de paroles) se fait par oral. La deuxième c’est que l’oubli numérique n’existe pas vraiment. Ce que j’ai écrit sur Internet y restera quasiment pour toujours, offert au regard de millions d’internautes.
Raison de plus pour faire attention…
« Il existe un style chrétien de présence dans le monde numérique : il se concrétise dans une forme de communication honnête et ouverte, responsable et respectueuse de l’autre. Communiquer l’Évangile à travers les nouveaux médias signifie non seulement insérer des contenus ouvertement religieux dans les plates-formes des divers moyens, mais aussi témoigner avec cohérence, dans son profil numérique et dans la manière de communiquer, choix, préférences, jugements qui soient profondément cohérents avec l’Évangile, même lorsqu’on n’en parle pas explicitement »[2].
[1] Jean Sévillia, droit de réponse publié sur le « Forum Catholique », 5 juin 2007.
[2] Benoît XVI, message pour la 45ème journée mondiale des communications sociales, 5 juin 2011.