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Quand la charité cherche le rendement

Père Jean-Baptiste Siboulet
16 novembre 2021

Altruisme rime-t-il avec capitalisme ? Oui, si l’on en croit un mouvement qui se développe depuis quelques années dans le monde anglo-saxon : « l’altruisme efficace » (« effective altruism » en anglais). Ce courant, initié par l’australien Peter Singer, encourage les bienfaiteurs philanthropes à exercer une générosité vraiment efficace.

Dernier exemple en date : début novembre, le milliardaire américain Elon Musk a promis de faire don de six milliards de dollars d’actions Tesla, à condition que le programme alimentaire mondial des Nations Unies puisse prouver qu’avec cette somme, il soit possible d’éradiquer la faim dans le monde.

Pour Peter Singer, les ultra-riches qui s’attachent à combattre la misère dans le monde via leurs fondations et les milliards de dollars qu’ils y injectent sont devenus « les plus grands altruistes efficaces de l’histoire de l’humanité ». Elon Musk et Bill Gates au même niveau que Mère Teresa donc, qui l’eut cru ?

« L’altruisme efficace » pour vraiment changer le monde

Ce n’est certainement pas Singer qui a inventé la charité et l’action en faveur des pauvres. Il fait simplement le constat que la générosité des particuliers est trop souvent liée à l’émotion suscitée par la couverture médiatique de telle catastrophe, tel scandale, tel conflit. À l’émotion, l’intellectuel anglo-saxon préfère la raison : l’enjeu est que la générosité ait un réel impact mesurable. En d’autres termes, au lieu de s’arrêter à la bonne conscience que procure un don, il faut surtout s’intéresser à la façon dont cet argent est ensuite utilisé et quel impact il a.

L’efficacité est bien le maître mot de ce mouvement. Par conséquent, l’altruisme efficace invite à prioriser les actions caritatives pour mieux concentrer les efforts et les moyens. Il existe d’ailleurs des études qui évaluent l’efficacité des ONG en les classant selon leur efficacité par rapport aux dons qu’elles ont reçues. C’est aujourd’hui Against Malaria Foundation qui domine ce classement avec le meilleur ratio euro dépensé / nombre de vies sauvées. 

Dans cette optique d’efficacité, les vrais altruistes sont prêts à de véritables sacrifices ! Certains racontent avoir renoncé à une carrière de professeur de philosophie pour devenir traders à Wall Street… L’enjeu de ce coûteux renoncement, vous l’aurez compris, c’est de pouvoir redistribuer une part plus généreuse de son gros salaire. C’est selon eux bien plus altruiste qu’offrir bénévolement de son temps dans une antenne du Secours catholique ou des Restos du Cœur.

Efficacité ou proximité ?

Pour Peter Singer, la distance géographique ne constitue pas un critère pertinent dans le choix d’une œuvre caritative, toute vie humaine ayant la même valeur. Le chantre d’un altruisme mondialisé pose en cela une question pertinente : la personne qui vit à côté de moi a-t-elle plus d’importance que celle qui vit à l’autre bout du monde ? « Cela ne fait aucune différence morale, que la personne que je peux aider soit l’enfant du voisin qui vit à dix mètres de chez moi, ou un Bengali dont je ne connaîtrai peut-être jamais le nom », répond-il froidement.

Dans cette perspective, il vaut mieux donner dix euros à un enfant d’Afrique pour le nourrir pendant un mois plutôt qu’à un SDF du coin de la rue qui les brulera en moins d’une journée. La charité sans la proximité donc. Question d’efficacité.

Le problème de l’altruisme efficace, c’est qu’il amène à aimer l’humanité en général, au détriment des personnes particulières qui vivent autour de soi. Il est indéniable que chaque personne humaine a la même dignité. On peut aussi déplorer les différents niveaux d’indignation ou d’émotion selon le degré d’éloignement. Il n’en demeure pas moins que plus une personne dans le besoin nous est proche, plus notre responsabilité est grande à son égard. La générosité ne peut se vivre au prix de la fraternité de quartier. C’est ce qu’oublie ce prétendu altruisme.

Sortir d’une vision capitaliste de la charité

Cette démarche qui se veut altruiste importe en définitive dans la vie caritative les mécanismes du capitalisme. Elle fait de celui qui donne un actionnaire qui cherche à avoir le meilleur rendement de l’argent qu’il investit. Dans cette perspective utilitariste qui pèse les coûts et les gains, le colonel Beltrame aurait-il donné sa vie pour sauver la vie d’une simple mère de famille ? Y a-t-il un sens à soutenir la recherche sur la maladie de Charcot sans certitude de pouvoir un jour trouver un traitement ? Y a-t-il des causes désespérées qu’il serait bon de délaisser ?

Dans l’Évangile, il est assez étonnant de voir Jésus louer une pauvre veuve qui a mis dans le tronc du Temple deux pauvres piécettes. Pourtant, ce Temple est l’exemple typique du mauvais investissement : il est aux mains de scribes mafieux qui « dévorent le bien des veuves » et Jésus en annonce la destruction prochaine. Pourquoi donc Jésus s’émerveille-t-il devant un don qui semble jeté par la fenêtre ? C’est que la valeur de ce don ne réside pas dans la somme d’argent offerte, mais bien dans les dispositions intérieures de celui qui donne. En l’occurrence, cette vieille femme donne tout ce qu’elle a pour vivre.

L’Évangile nous rappelle que, même limité, maladroit ou inopportun, tout acte de charité a une valeur absolue et éternelle. Comme sainte Mère Teresa, « nous réalisons que ce que nous accomplissons n’est qu’une goutte dans l’océan ; mais si cette goutte n’existait pas dans l’océan, elle manquerait ». 

Nous ne nous reconnaissons sans doute pas dans cet altruisme efficace. Et ce serait tenir un discours faussement spirituel que de dire que nous devons être absolument détachés de l’impact qu’aura notre don : bien sûr que nous voulons qu’il améliore concrètement la situation de la cause ou des personnes concernées. Mais, alors que nous allons bientôt réfléchir aux associations que nous voulons soutenir en cette fin d’année, n’oublions pas que la charité ne cherche pas d’abord l’efficacité mais la fraternité. 

Père Jean-Baptiste Siboulet

Père Jean-Baptiste Siboulet

Diocèse de Nantes, ordonné en 2017, prêtre de la communauté de l’Emmanuel (emmanuel.info). Licencié en droit et en ecclésiologie/œcuménisme. En ministère à la paroisse Sainte-Madeleine de Nantes et aumônier d'étudiants. Aime le piano, le rugby, l'auto-stop et la rando.

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