Aux prises avec la mort
Le monde est dur, il l’a toujours été. Mais comment ne pas être bouleversé par le nombre toujours plus important de jeunes aux prises avec des pensées suicidaires ? Trois jeunes sur dix auraient déjà été traversés par de telles idées. Nous, prêtres, rencontrons effectivement de plus en plus d’adolescents et d’étudiants en proie à un profond mal-être : « il vaudrait mieux que je n’existe pas », entend-on parfois. Ce fléau n’épargne pas les chrétiens… Que le passage à l’acte aboutisse ou non, l’onde de choc est violente et fait des victimes collatérales : famille et amis se retrouvent broyés par l’incompréhension, la colère, la culpabilité. Que faire face à cela ?
Une angoisse mortifère
Ce n’est pas un scoop, de nombreux jeunes ne vont pas bien. C’est bien sûr la conséquence des épreuves singulières vécues par tel ou tel : blessures familiales, évènement traumatisant, impression de ne pas être aimable, échec scolaire ou même parfois un tragique chagrin d’amour.
Mais ces souffrances singulières ont été décuplées par la pandémie du Covid : elle a isolé les jeunes derrière leurs écrans, les a privés de cours et d’interactions sociales réelles, et les a surtout enveloppés d’angoisse. A cela s’ajoute la crise écologique qui a un impact sous-estimé sur la jeunesse : un jeune sur deux déclare souffrir « d’éco-anxiété » d’après une récente étude internationale. Il ne s’agit nullement d’une simple posture idéologique, mais surtout d’un état de stress qui a des répercussions sur la santé psychique. Dans cette étude, 75 % des répondants jugent le futur « effrayant ». Or, le propre de la jeunesse, c’est précisément de se projeter vers l’avenir : sans possibilité de rêver, la voici privée de son plus grand privilège.
Comme le dénonce le père Joël Pralong, prêtre suisse particulièrement impliqué sur ce sujet, nous vivons dans une « civilisation de la mort [..], une société qui assassine l’espérance chez les jeunes ». Et ça, c’est grave.
Pourquoi vivre quand c’est trop dur ?
Il n’y a malheureusement pas que les jeunes qui sont concernés. En janvier dernier, l’artiste Stromae interprétait dans le journal télévisé de TF1 une douloureuse chanson racontant « l’enfer » qu’il a traversé : « J’ai parfois eu des pensées suicidaires. Et j’en suis peu fier. On croit parfois que c’est la seule manière de les faire taire, ces pensées qui nous font vivre un enfer ». Lorsque la vie n’a plus de sens, lorsque la souffrance est trop intense, pourquoi continuer à vivre ?
« Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux, constate en ce sens Albert Camus dans Le Mythe de Sisyphe, c’est le suicide ». La possibilité du suicide implique en effet que l’on consente à vivre à chaque instant, alors même qu’on n’a pas demandé de vivre. C’est la réflexion que se faisait aussi Jean-Paul Sartre au sujet du poids que l’arme atomique fait dorénavant peser sur l’humanité : « il faudra qu’à chaque jour, à chaque minute, elle consente à vivre ». Quand on a les moyens de se donner la mort, vivre, c’est d’abord choisir de vivre. Et c’est parfois trop pour une volonté affaiblie par les épreuves et la souffrance.
Qu’est-ce qui peut encore nourrir ce désir de vivre dans une société qui ne sait plus être créatrice de sens ni de lien ? Il y a sans doute plusieurs leviers à actionner. Il s’agit déjà de sortir de ce culte de la performance et de l’indépendance qui renforce chez les plus fragiles le sentiment d’être un poids pour les autres. Il est tout aussi nécessaire de sortir de cet individualisme qui nous isole les uns des autres, tout en creusant la sensation de vide et de non-sens. Valorisons au contraire les mille et une manières de trouver sa place dans la société, par le service et l’exercice de ses talents. Enfin, et c’est certainement la première urgence, développons des oasis d’écoute et de bienveillance où il est permis d’exprimer sa détresse et d’appeler au secours. Car, lorsqu’on est ballotté dans les tourments de la mort, seule la parole permet de se laisser aider et sauver.
Le désir de mort cache un désir de vie
Mais il n’est pas facile d’accueillir un tel cri de détresse. On se sent tellement démuni qu’on préfère parfois se boucher les oreilles, se dire que ça ira mieux demain. Or toute expression suicidaire est à prendre au sérieux.
Attention toutefois à bien comprendre la personne qui dit vouloir mourir. Elle ne cherche pas tant la mort que la paix. Ce n’est pas à son existence qu’elle veut mettre fin, mais à sa souffrance. Blaise Pascal l’avait bien compris : « Tout le monde désire d’être heureux, même ceux qui vont se pendre ». Les personnes qui pensent au suicide ne sont pas fascinées par la mort, loin de là. Elles crient au contraire leur désir de vivre, mais autrement.
La Bible nous encourage à adopter ce regard subtil, porté par l’espérance. Parce qu’il est en situation d’échec pour mener un peuple rebelle, Moïse demande à mourir. Parce qu’il ne voit plus de sens à sa mission, Elie réclame la mort. Parce qu’il est accablé par la misère et les insultes, Tobit demande à « disparaître de la face de la terre ». Parce que ses souffrances sont devenues insupportables, Job supplie Dieu de le laisser trouver refuge au séjour des morts. Dieu entend le cri de détresse de tous ces héros bibliques mais refuse d’accéder à leur demande de mort. Au contraire, il redonne sa mission à Moïse, nourrit Elie, guérit Tobit et restaure la santé, la famille et la fortune de Job. Dieu voit le désir de vie qui se cache dans un désir de mort, et il y répond.
La mort et la résurrection de Jésus nous montrent que Dieu peut faire jaillir la vie aux frontières de la mort, et jusque dans la mort même. Nul n’est inaccessible à la vie de Dieu, même celui qui met fin à ses jours. C’est à cette espérance que nous devons nous accrocher quand la mort semble l’emporter.