Migrants : l’indifférence impossible
Les photos sont insoutenables. Ces corps d’enfants rejetés par la mer. Cette mer Méditerranée devenue jour après jour « ce grand cimetière » – le pape nous alertait d’ailleurs de ce risque dans son discours devant le Parlement européen en novembre 2013 – pour des milliers de migrants qui fuient la misère ou la guerre. Ces nouveaux « boat-people » nous bouleversent et nous effrayent en même temps.
Humilité avant tout
Je ne sais pas quoi faire, je ne sais pas quoi dire. Peut-être faut-il commencer par cette humilité-là ? Reconnaître que nous sommes désemparés. J’entends bien que le problème est complexe. Que tous ne fuient pas les persécutions. Qu’il y a des enjeux géopolitiques derrière. Que certains pays jouent un jeu trouble. Qu’il ne faut pas être dupe. « Qu’on ne peut accueillir toute la misère du monde ». Que les partisans des solutions faciles – les « y’a qu’à… » – ou les auteurs de grandes envolées riches en émotion seront souvent les derniers à porter concrètement les conséquences de leurs propositions… Je sais tout cela. J’ai aussi lu Le camp des saints de Jean Raspail… et je n’habite pas Calais, qui croule sous le nombre de réfugiés, ou ces cités où l’échec de l’intégration rend la vie impossible pour beaucoup.
Ma paroisse accueille une famille de huit chrétiens d’Irak qui a fui Mossoul en Irak. Je vois bien ce que cela représente comme difficultés, une fois la joie et le soulagement des débuts passés. Pour eux, comme pour ceux qui bénévolement se démènent pour les aider et les intégrer, tant au niveau de la ville que de la paroisse. Car il ne s’agit pas d’accueillir pour quelques jours mais bien d’intégrer pour longtemps, si ce n’est pour toujours. Les campements et les solutions d’urgence ne résoudront rien sur la durée.
Alors on ne dit rien ? On ne fait rien ? J’entends les appels du pape répétés depuis sa venue à Lampedusa. Il n’a pas attendu les photos choc, lui ! C’était le seul à l’époque, parmi les dirigeants, à alerter sur le drame qui se jouait. Aujourd’hui, je sens bien que ce drame ne peut pas nous laisser inactifs. Encore moins indifférents. Je crois même qu’il représente un vrai défi pour notre veille Europe.
Un défi pour ceux qui nous gouvernent
L’Eglise n’a pas les solutions. Elle est là pour alerter les consciences. Le pape François ne cesse d’exhorter les pays « à coopérer avec efficacité pour empêcher ces crimes qui offensent la famille humaine toute entière ». Il attend que les dirigeants prennent leurs responsabilités. L’histoire se fait avec des hommes et des femmes. Elle peut dépendre d’une ou deux décisions courageuses. Reconnaître qu’on s’est trompé. Décider d’intervenir. L’impunité de Daech reste révoltante ! C’est la pression des peuples qui force le courage des gouvernants et leur impose de trouver une solution. C’est aussi autour de ces grands défis, de ces grandes causes qu’ils pourront rassembler leur peuple. Rétablir le droit dans ces pays qu’on fuit. Tout faire pour convaincre et aider ces familles à rester. Eradiquer ces passeurs qui jouent avec les vies. Faire plus pour le développement des ces régions qu’on a souvent livrées au chaos, ou pillées allègrement. Le pape rappelait dans son encyclique « la grave dette sociale » que nous avons envers ces pays aujourd’hui pauvres. On pourrait parler d’une dette morale aussi envers ceux que nous avons laissés s’enfoncer dans le chaos… Qu’avons nous fait de l’Irak ou de la Syrie ?…
Un défi culturel pour notre pays et pour l’Europe
Accueillir l’autre me fait peur quand je ne suis pas sûr de moi, quand je ne me sens pas solide dans mon identité. Du coup, l’autre est synonyme de danger. La France est fragile. Elle ne sait plus très bien dire ce qu’elle est, quelles sont ses racines, quel est son héritage. Du coup, elle a peur. Elle est divisée. Elle ne s’aime pas. Elle perd son temps dans des querelles vaines. Elle détruit ce qui fait sa force et sa beauté. Elle n’est pas fière d’elle même, de son histoire, de sa foi, de son héritage. Elle n’est pas prête à relever de tels défis. Il y a là un immense travail de refondation culturelle à faire. Il s’agit enfin d’assumer ce que nous sommes : un pays de tradition judéo-chrétienne et de culture gréco-latine. Il s’agit d’assumer de transmettre cette culture et de l’affirmer. Nous pourrons alors, forts de ce que nous sommes, ne pas craindre d’accueillir l’étranger. Il saura qui l’accueille. Il respectera ce pays qui l’héberge, car on ne respecte que ce qui est clair et assumé. Nous sommes – nous Français – capables de nous montrer généreux et accueillants si une proposition claire, fondée, audacieuse, réfléchie et forte nous est faite. Rappelons-nous l’élan suscité par l’appel de l’abbé Pierre, durant l’hiver 54. Il a marqué toute une nation. Il est temps de redevenir ce que nous sommes, pour être capables de faire ce que le monde attend de nous.
Un défi spirituel pour chacun
Sans tomber dans les solutions faciles portées par l’émotion d’un moment, comment rester capable d’une véritable compassion ? Comment tenir ce regard de foi sur ces pauvres qui semblent « assiéger » notre continent ? Comment persévérer à voir en chacun son frère ? Là encore, je me méfie des belles phrases faciles. Le SDF devant ma paroisse me lance sans le savoir ce défi chaque jour, surtout quand il est ivre et qu’il hurle ! Il me fait mesurer le poids de ce combat de la charité, pour voir en l’autre un frère, une sœur. Et même… le Christ. « Ce que tu as fait à l’un de ces petits… c’est à moi que tu l’as fait ». Notre raison se révolte. Les arguments pleuvent pour justifier le rejet. Je sais tout ce qui dépend de lui, et qu’il ne fait pas. Mais je ne peux me détacher de ces mots de l’Evangile. De ceux qui suivent, encore plus terribles « ce que tu n’as pas fait à l’un de ces petits, c’est à moi que tu ne l’as pas fait… ». Combien plus pour ces pauvres qui viennent de loin. Demain, s’ils sont à ma porte, quel regard poserai-je sur eux ? La question se pose à tous. Mais les chrétiens encore plus que les autres, de par ce qu’ils portent, sont attendus sur la réponse…
Aujourd’hui et demain
On réagit rarement de façon juste dans l’émotion. Cette photo d’un enfant rejeté par la mer n’exige pas de nous une réaction efficace immédiate – qu’on a du mal à imaginer – mais elle doit susciter une vraie prise de conscience. De façon profonde et à long terme, nous pressentons ce qu’il nous faut faire : tenir dans nos racines et ouvrir nos cœurs.
Et pour aujourd’hui ?
Prier et se mobiliser pour que nos gouvernants œuvrent réellement pour la paix dans ces pays. Pour que les puissants de ce monde s’engagent. Face à ces crises terribles, nous tournons le regard vers nos chefs. Qui nous entraînera à sa suite, dans un engagement durable et profond au service de nos frères ? Pour sauver le système financier, ils ont su se mobiliser. Pour libérer le Koweït et ses champs de pétrole, ils ont décidé la guerre. Que feront-ils pour imposer la liberté religieuse, protéger les minorités et éradiquer les barbares de Daech ? Quels sacrifices sommes-nous capables d’accepter ? Combien de vies sommes-nous prêts à voir tomber parmi les nôtres pour cela ?
Me rappeler aussi qu’au-delà des chiffres, des problèmes politiques, des slogans, il y a des personnes. Ne pas l’oublier quand j’en parle. A leur place, j’aurais peut-être essayé de faire de même. Folie certes. Mais un papa qui ne peut plus nourrir ses gosses est prêt à cette folie. Surtout quand on lui promet monts et merveilles, là-bas, de l’autre côté de la mer. Au moins me laisser bousculer, interpellé. Ne pas fermer les yeux. Ne pas m’habituer à la misère.
Enfin, vivre la charité. Maintenant, là où je suis. Avec ceux qui sont là. Avec mon voisin, avec les pauvres cachés de nos quartiers. Solitude, précarité, retard scolaire, drogues… que de pauvretés cachées, mais bien là, pas loin de moi, touchant tous les âges. Peut-être encore plus dur à voir sans s’habituer. Mais pour le coup, je peux agir. Un cœur qui s’entraîne, qui s’exerce à la charité, n’en devient que plus généreux. Il est prêt, s’il faut faire plus demain. La charité se fait inventive. Elle nous presse. Nous inventerons, avec une seule certitude : au-delà des « résultats » ou des « erreurs », nous ne regretterons jamais d’avoir aimé…