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Rester humains face aux algorithmes

Abbé Thomas Poussier
02 octobre 2019

D’après une enquête du Wall Street Journal du 16 septembre 2019, le moteur de recherche d’Amazon privilégie les produits de la marque du site commercial, sous couvert d’impartialité.

Le problème ne se trouve pas dans cette pratique commerciale. Il se situe dans l’apparente neutralité du moteur de recherche du célèbre site de vente en ligne. Par des finesses de programmation, Amazon peut ainsi faire croire à ses clients qu’ils trouveront le meilleur des objets en fonction de leur recherche, alors qu’il va tenter de leur vendre ses propres produits.

Cela ne semble être qu’une simple question commerciale, or, ce qui est en cause ici, c’est l’apparente neutralité des algorithmes. Cela nous concerne tous, et pas à la marge !

L’irruption de la vie numérique

C’est un lieu commun de constater que nous sommes tous confrontés à la place grandissante des technologies de l’information et de la communication. Internet ne peut plus être réduit à une technique parmi d’autres, c’est une nouvelle manière de vivre notre relation au monde et aux hommes. « Le contexte d’internet est de plus en plus intégré dans le flux de notre existence ordinaire » note le jésuite Antonio Sparado (dans « Cyberthéologie, Penser le christianisme à l’heure d’Internet », Lessius, Paris, 2014). On parle fort à propos d’une « vie numérique », qui n’est pas cantonnée aux temps que nous passons sur nos ordinateurs et nos portables. La vie numérique infuse toutes les dimensions de notre vie et particulièrement par les algorithmes.

Un algorithme, c’est une suite de calculs qui permet de résoudre une question, un problème. Les algorithmes sont utiles, ils ont un fort impact pratique sur notre vie quotidienne : par exemple pour la gestion intelligente des villes, pour aider à la conduite des voitures, pour le suivi médical, etc.

Il est important d’aborder la question des impacts de la révolution numérique dans le rapport de l’homme à sa vie intérieure par le biais de la protection de la conscience. En effet, le comportement de chaque individu, sur Internet ou dans la vie réelle (in real life, selon l’expression consacrée), est une suite d’actes qui nécessitent, pour être posés en toute liberté, d’être posés en conscience.

La conscience humaine, irréductible à des calculs

Nous en revenons ainsi à la neutralité apparente des algorithmes, à leur supposée bienveillance envers l’utilisateur. Facebook et Google, pour ne citer qu’eux, exploitent, par leur énorme puissance de calcul, les données de leurs utilisateurs pour leur fournir des indications, des conseils et des résultats de recherche qui leur conviennent au mieux.

Reconnaissons-le, cela nous plait : des personnes disparues de nos vies depuis 5, 10 ou 20 ans apparaissent dans un encart de notre mur, et nous sommes heureux de pouvoir (re)devenir ami avec elles. Lorsque nous cherchons pour la énième fois des références sur les grands auteurs russes, nous sommes aussi heureux que Google ait un coup d’avance et nous suggère des sites et des recherches qui correspondent si bien à ce que nous venons juste de penser !

Mais ces petites joies créent une fausse impression de neutralité et induisent un phénomène comparable à des œillères de plus en plus rapprochées. Nous sommes guidés, sans le savoir, vers ces éléments qui sont en syntonie avec nos idées, notre monde. Alors que nous avons l’impression, par l’utilisation d’un réseau mondial, de pouvoir nous cultiver et ouvrir notre regard bien plus largement que dans la vie réelle, c’est souvent l’inverse qui se produit.

L’enjeu est majeur car il est question d’algorithmes que nous utilisons très souvent dans nos journées, consciemment ou inconsciemment. Or, un algorithme – quelle que soit sa force de calcul – tend à réduire l’homme à la somme de ses comportements, sans pouvoir appréhender son infinie complexité. L’enjeu est ici de préserver notre conscience, notre irréductible personnalité et donc notre dignité.

Une génération de penseurs de la vie numérique

Face à cela, le premier réflexe serait de mettre des lois et des barrières. Or, il semble très difficile d’envisager une régulation éthique et juridique efficace. Il faut donc travailler plus en profondeur à ce qu’induit la vie numérique dans la vie des hommes. A nouvelle vie, nouvelles interrogations anthropologiques, sur la conscience, la liberté, les relations, etc.

Une nouvelle génération doit se lever. Notre monde a besoin de nouveau penseurs en philosophie, en anthropologie, en sociologie, en droit et en sciences commerciales. Il nous faut des penseurs à la hauteur des bouleversements considérables induits par le déploiement de la vie numérique. C’est un travail de longue haleine, mais nous ne pouvons pas nous défausser : « Soyez prêts à tout moment à présenter une défense devant quiconque vous demande de rendre raison de l’espérance qui est en vous » écrit saint Pierre (1 P 3, 15). Voici un moment favorable pour que notre foi éclaire notre pensée, pour que notre pensée reflète la lumière divine et que cette lumière puisse guider les hommes, croyants ou non, vers une technologie toujours mieux ajustée aux hommes – et jamais l’inverse. Voici ce moment où nous devons rendre compte que nous croyons dans le progrès technologique et que ce progrès doit être travaillé, accompagné et approfondi par la réflexion éthique.

Ce travail doit aussi se faire sur le terrain théologique. La tradition a toujours été nourrie du dialogue constant entre la Parole de Dieu, la raison et la culture. La mission en 2019 requiert d’intégrer algorithmes, applications, réseaux, non seulement comme moyen de diffusion de la Bonne Nouvelle, mais aussi comme des éléments pour mieux comprendre Dieu.

Pour beaucoup de personnes aujourd’hui, Dieu est un immense algorithme, décidant tout du présent et de l’avenir des hommes et de la Terre. Or, comment ces mêmes personnes pourraient aimer un tel Dieu ? Comment faire confiance à un Dieu algorithmique dont la volonté conditionnerait l’agir humain et nuirait à son libre arbitre ? Sa grâce serait-elle un correctif aux aléas des programmations ? L’enjeu missionnaire est immense, car aujourd’hui, une quête spirituelle passe souvent par l’interrogation en ligne.

La vie numérique implique de repenser Dieu, de repenser le salut et la conversion offert par Jésus Christ. Repensons ainsi l’homme, ses choix, ses désirs et ses limites. Soyons au rendez-vous !

Abbé Thomas Poussier

Abbé Thomas Poussier

Diocèse d’Aix et Arles, ordonné en 2012. Ancien aumônier des étudiants d’Aix en Provence et vicaire en paroisse, il est aujourd'hui recteur du séminaire Saint-Luc à Aix en Provence.

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